Déchiré. Déchirant. Un livre dont on ne sort pas intact. De Jean-François Jacq nous avons déjà chroniqué Bijou : Vie et Mort d'un Groupe Passion et deux écrits biographiques intitulés Heurt Limite et Hémorragie à l'Errance, (in KR'TNT 252 du 22/10/15) deux livres pas particulièrement musicaux mais il est des existences bien plus rock que de nombreux morceaux dûment enregistrés sur disque... Certains naissent avec une cuiller en bois de rose dans la bouche. Poétique manière de dire que de la vie ils ne connaîtront que les épines. Les plus acérées. Faut un sacré courage quand on est mal parti. Désamour des parents et très tôt, la rue, la faim, le froid, le mépris... Très beau quand c'est raconté dans un roman de Dickens, très dérangeant quand c'est un de nos contemporains qui témoigne. A part que ce n'est pas un témoignage. En des conditions sordides, Jean-François Jacq a réalisé la grande opération alchimique, il a transformé le plomb de de la souffrance humaine en or poétique. L'emploie des mots qui ne ronronnent pas en de beaux alexandrins alanguis sur les coussins du canapé, sont des chats efflanqués l'échine couverte d'ulcères et de pustules, qui bavent et griffent avant de s'enfoncer dans les ténèbres des nuits les plus noires. Des textes borderline, des pèse-nerfs à la Antonin Artaud, une écriture du corps, écorché et supplicié. Littérature limite.
Fragments d'un Amour Suprême, le troisième tome de la trilogie maudite. L'Amour Suprême, la musique de Coltrane ce souffle divin continu, ce trait de feu qui vous brûle toujours plus profondément et le fantôme de Villiers de L'Isle-Adam, l'auteur des Contes Cruels – tout un programme - qui dormait dans les maisons en construction et faisait office de punching ball vivant dans un cours de boxe... il est des patronages qui ne pardonnent pas. C'est pour cela que certains les méritent.
Le livre se résume en trois lignes. Jean-François Jacq rencontre Daniel, l'amour de sa vie – c'est fou comme, présenté ainsi, cela fait tarte. Vivront un peu moins de six mois ensemble. La récidive du cancer de Daniel mettra un point final à cette histoire. A cette relation. A cette embellie. Pas vraiment joyeux. L'on a envie de passer à autre chose. Triste, mais tout compte-fait, on n'y peut rien. Les arrangements de la lâcheté...
Mais le problème n'est pas là. Réside dans la plaie béante. Celle de la vie. Celle de l'écriture. Attention parfois les mots sont des fils de fer barbelés. Posons le décor : une petite ville de province, peuplée d'ignorance et de bêtise. Crasse intellectuelle et rognures pourrissantes d'affectivités tronquées. Pour les personnages vous connaissez déjà : Daniel et Jean-François. Deux destins parallèles. Deux lignes brisées. Deux miroirs. Daniel n'est qu'un gamin amoché par la vie. Jean-François tout aussi cabossé mais qui possède sa niche écologique de survie aléatoire. Difficile de faire avec moins.
Manque une ombre au tableau. La misère. Ce n'est pas une abstraction. Considérez-la comme une matière fécale qui emplit et empuante le monde de nos héros. Très fatigués. Peu fringants. Ne se battent pas pour les beaux yeux des grands principes. Se collètent avec les réalités sordides. Le manque d'argent, le manque d'entregent, le manque de tout. Le manque de rien aussi. N'ont qu'une arme pour se défendre : leur solitude. Le couple primordial reconstitué se suffit à lui-même. N'ont besoin de personne d'autre. L'œuf cosmique originel terminera en omelette tragique.
Descente aux Enfers. Dantesque. La pauvreté ne réside pas uniquement dans le bas de laine percé de nos économies. L'a ses quartiers dans la tête des gens. Que ce soit celle du lumpen-prolétariat, ou celle de l'élite de la nation. Dans les deux cas, c'est à hurler. L'envie de s'emparer d'un fusil et de tirer dans le tas. Mais en faisant attention à ne pas rater la cible. Cela ne règle pas les problèmes mais vous aurez l'excuse d'avoir été emporté par vos impressions de lecture. La suffisance est partout, que ce soit dans le quart-monde ou dans le staff supérieur des services hospitaliers. L'est généreux, notre auteur, ne le dit jamais explicitement, ne tombe pas dans le piège de la dénonciation sociologique. Reste au plus près de l'os de l'amour. la misère attire les vautours voraces qui se nourrissent de votre chair sanguinolente. Les aigles royaux aussi, qui vous conchient sur la gueule uniquement parce que vous faites partie des misérables.
Pauvres amants, il ne leur reste que quelques parcelles de bonheur volées au temps qui fuit, à la mort inexorable qui s'avance. Rares fragmences, dans ce torrent de boue qui coule et emporte tout au fond de la tombe. Fermez les yeux, écarquillez-les, cela ne changera rien à l'affaire.
Deux individus emportés comme des fétus de paille, pris dans une logique existentielle qui les dépasse. Une histoire individuelle, personnelle qui ne regarde qu'eux. L'écriture de Jean-François Jacq agit comme un révélateur. C'est la cruauté de notre société qui est mise en exergue. Dans toutes ses strates. Dans son fonctionnement intime. Effet de loupe grossissante sur la laideur du monde. Ces Fragments d'un Amour Suprême sont destructifs. Ne laissent qu'un champ de ruines. Après leur lecture vous ne pouvez plus croire en l'opérativité efficiente de la rédemption amoureuse. Quant au réconfort que pourrait vous apporter la collectivité, vous comprenez vite que ce n'est qu'un leurre, un mythe, une consolation pour les esprits calibrés des midinettes. L'innocent, le faible, le fragile sont condamnés. Sont étouffés par le nœud de serpents qui leur sert de matrice. C'est ce qui vous a enfanté qui vous tue. Lentement, mais sûrement.
Une romance avec paroles de colère en sourdine, vieille d'un tiers de siècle. Jean-François Jacq a survécu. Sans mélo. Avec fierté et dignité. Car ce qui vous tue, vous rend aussi plus fort. L'urne funéraire de Daniel repose dans son colombarium. Mais le mélange est hybride, des deux côtés de la pierre tombale. Un peu de l'un et un peu de l'autre. Daniel se promène encore dans notre monde porté comme un fœtus de vie palpitante dans la tête de Jean-François Jacq, et ce dernier possède un fragment de lui, entièrement mort, en résidence perpétuelle dans les cendres du néant. Ces Fragments d'un Amour Suprême, sont et d'outre-tombe, et d'outre-vie. Ne sont pas un simple livre mais un objet auréolé de néant posé comme un bibelot animé sur les crédences de nos existences. Transmutation métaphysique de la physique des corps. Réalisation orphique.
Âmes insensibles s'abstenir, vous y perdriez votre sérénité.
Un grand livre.
Damie Chad