Au choc de la rue se substitue l’effet monstre d’une rencontre.
Des jours, semaines, dorénavant mois fragilisés au-dehors. À ne plus avoir aucune prise sur le temps. À m’en tenir tout juste, à peine à cet instant présent, ayant perdu jusqu’à la notion même du lendemain. Je n’en ai pas seulement l’air, je crève au fur et à mesure de cet éboulement temps où je n’ai plus le moindre repère.
Errance à rues où je ne m’alcoolise pas, ou si peu, où je ne me mêle que sporadiquement aux autres indigents, les côtoyant sans y prendre goût, indifférent à la violence de leurs échanges. La plupart du temps, j’ai pour prérogative d’aller seul, d’errer seul. Je dors où je peux, si tant est que dormir soit le mot approprié à la situation. Je tente juste à chaque fois de reprendre non pas le dessus mais juste un peu, un tout petit peu de force.
Ce soir-là, mes pérégrinations me poussent à me réfugier sous les arcades du Louvre. Je n’ai absolument pas le courage d’aller plus loin. Je suis protégé des courants d’air et du froid par le sac de couchage récemment offert par une association, lors du repas de Noël. La fatigue que je me traîne doit me permettre de faire abstraction du bruit assourdissant des véhicules passant à vive allure. Il n’en est rien. La peur de tout l’emporte sur l’épuisement. Je reste sur mes gardes, tel un animal aux abois, paupières ouvertes au moindre bruit suspect.
Au bout de quelques heures, ma vigilance de tous les instants tombe en poussière. Je n’en peux plus, vacille, sombre, me laisse prendre au piège durant une bonne partie de la nuit ; jusqu’à ce qu’une sensation étrange me tire de mon sommeil. Je sursaute. Un souffle. L’effroi. Je redresse la tête hors de mon sac, perçois une ombre, une forme, quelqu’un se tenant recroquevillé à l’autre extrémité de l’arcade, difficile à distinguer dans le noir. Il est assis, ne bouge pas, me regarde – depuis combien de temps je ne sais –, corps engoncé dans un sac de couchage bleu, identique à celui que je possède.
Je remonte la pente, me redresse dans mon sac, m’habitue peu à peu à cette obscurité d’où je commence à discerner les traits de ce garçon. Je lui trouve un air de ressemblance avec Angers. Un jeu d’ombres, une bévue tant je ne parviens pas à l’oublier. Mais lorsque les phares d’une voiture lui éclairent puissamment le visage – quelques secondes, guère plus –, je me rends compte qu’il est ici sans vraiment y être, qu’une peur bien plus épouvantable que la mienne s’échappe de ses yeux, que les ravages sont tels qu’il n’est plus tout à fait humain tant il porte les marques, stigmates d’une bête traquée. Insoutenable vision face à laquelle, étant moi-même en phase d’anéantissement complet, je me sens soulagé, comprenant que désormais plus rien ne peut vraiment m’atteindre. Je me prends de plein fouet la triste réalité de ma situation. Je crois avoir touché le fond et pourtant je n’en suis qu’aux prémices de mon errance. Je me crois complètement fichu au moment même où je me retrouve face à un être dont l’état physique dépasse tout entendement. Je n’ai jamais été si proche, jamais été si près de quelqu’un dont la déchéance se situe aux portes de la mort.
Le festin de ceux ayant tout perdu ne peut se nourrir de la moindre bribe de conversation. Le temps s’écoule sans que nous n’échangions aucune parole, sans qu’aucun mot ne vienne mettre un terme inutile à ce déclin. Le silence comme unique moyen de communication, silence éclaboussé de restes, gestes prodigieusement humains. La nécessité de s’en tenir à l’instinct. J’ai juste envie de soulager ces instants dont je devine qu’ils sont très certainement les derniers. Rouler une cigarette, l’allumer, tirer une bouffée, en rouler une autre. Lui tendre la première en signe de reconnaissance. Sa maigre main effleure la mienne, ses doigts s’emparent péniblement de cette offrande. Fumer l’un et l’autre, tendre vers le même geste. Porter la cigarette à notre bouche en même temps, selon le même élan désespéré. Il se rapproche et c’est tout ce qui compte. Ébauche d’un sourire en contrepartie à ses lèvres. Détail à m’en couper le souffle. Un sourire illusoire, trois fois rien. Je lui rends la pareille au centuple ; de paumé à paumé. Je suis comblé.
Je doute fort que nous puissions aller plus loin. C’est sans appel tant son état, pire que le mien, s’apparente à un véritable début de putréfaction. Je me débats tant bien que mal avec cette odeur de mort plus que prégnante contre laquelle je ne peux pas lutter. Je roule une autre cigarette tandis qu’il prend son sac de couchage et vient se blottir à mes côtés. Il est en tee-shirt, par le froid qu’il fait, à bout de vie, éteint, usé, arborant une large cicatrice le long de son bras gauche, remontant jusque je ne sais où. Je le couvre de mon blouson, le recouvre du peu d’espoir qu’il me reste, lui dévoile à mon tour ma cicatrice, ma vie, ce trou, cette trachéotomie violacée à mon cou.
Que suis-je donc en train de faire sinon buter à mort tout contre lui, contre le vide, tout contre moi-même, m’acharner à le suivre au risque de m’anéantir contre ce quotidien puant, béant, semblable à une corde complètement usée ?
Sa présence agonie s’avère être un lourd supplice tout autant qu’un incommensurable soulagement. J’ai le vertige des mauvais jours. Je ne sens plus son souffle, sa peau collée contre la mienne. Il me semble que c’est en lui, en lieu et place de mon sommeil que je m’enfonce. Je suis, végète dans un état second du fond duquel s’élève une multitude de voix, en provenance de mes entrailles, s’évertuant à me répéter :
Je ne m’en sortirai pas.
Un carnage, un embrasement. La crainte de plus en plus grande que ce garçon ne soit qu’une image hémorragie arrachée à mon imaginaire. Je serre sa main de toutes mes forces. J’ai tellement peur de le perdre ; tellement peur qu’il ne s’éteigne irrémédiablement seul. Je ferme les paupières sur cet instant où quelque chose est en train de se rompre, de voler en éclats, de se fendre définitivement.
Durant mon sommeil agité, je me vois plier son sac de couchage, à l’intérieur duquel il disparaît peu à peu. Sans l’étouffer, juste pour le protéger. Je lui prodigue quelques conseils à l’oreille, dans une langue que je ne comprends guère, en une déferlante de mots à la mesure de notre connivence.
Lorsque je rouvre les yeux, le garçon n’est plus là ; moi-même je n’y suis plus, errance en lieu et place de cette carcasse. Le corps y est, cœur n’y est plus, les battements oui, oui mais la peau absente.